
Cycle de Leçons dispensées par le professeur Grégoire Biyogo. Leçon N° I.
"Ce que enseigner veut dire aujourd'hui"
Par Grégoire Biyogo, vendredi 7 octobre 2011, 14:26
Un peuple exclu du Capital et des Lois de ce monde est celui dont le sens des mots et les institutions originaires ont été infléchis, falsifiés, vidés de leur contenu authentique. Il lui importe alors de recommencer à réfléchir par lui-même, hors du flou des idées qu’on a semé dans son esprit, pour redécouvrir des solutions pertinentes, adaptées à son contexte, pour espérer entreprendre sa Renaissance. D’où le besoin impérieux de l’Enseignement, non pas seulement modalité de connaissance, mais encore lieu et moyen de sa libération, de canalisation intelligible de son Combat.
En cela l'Enseignement comporte une finalité à la fois pratique (acquisition des connaissances intellectuelles précises, d'une expertise), politique (aux fins de la libération d'une situation historique de subordination, de soumission, de domination) et spirituelle (la Renaissance philosophique et spirituelle par la redécouverte de la liberté profonde de soi).
Enseigner, c'est donc combattre en nous-mêmes d'abord, le nombre incalculable d'idées reçues, imprécises, galvaudées et tenues pour vraies. C'est donc mourir à l'ignorance qu'on nous a intentionnellement communiquée et que nous avons parfois entérinée nous-même des années durant, c'est s'arracher à la chaîne d'informations fausses qui font corps avec nous, déterminent désormais notre façon d'agir, notre manière de penser, d'être et nous habitent, nous tétanisent face à tout acte de libération. La peur de connaître par soi-même est cela qui doit d'abord être rejeté par celui qui, de surcroît, a décidé de combattre pour redonner à son continent la liberté perdue.
Le mot enseigner se dit en ancien égyptien Seba, et désigne simultanément la sagesse, une étoile qui rayonne de lumière, le fait de recevoir la direction de la justice et de la vérité. Le plus grand enseignement est celui qui révèle que la vérité n'est pas au service de la force mais de la justice. C'est cela que nos philosophes, nos sages, nos livres anciens disent : que la sagesse (en égyptien Sebayita) ne doit pas être dévoyée à des fins de domination). Or, c'est le contraire qu'enseignent ceux-là qui ont relégué la connaissance à la Domination de l'homme, de la Nature et à la Négation de Dieu.
Pour eux, enseigner, c'est dominer, exister, c'est dominer, dominer la Nature, dominer les Autres - ici l'Afrique- et nier l'existence de Dieu. Ceux-là ont corrompu l'enseignement et répandu à travers un appareillage sophistiqué et complexe un massif de propos violents, mensongers, tyranniques. C'est à cet enseignement tyrannique que tout Enseignement éclairé par la lumière de la Raison doit s'opposer et éclore un autre type de sagesse, où la vertu et la justice s'accommodent de la recherche de la vérité et de la sagesse. Ainsi donc, la première finalité de l'Enseignement est la réfutation des contre-vérités, il ne s'agit pas seulement de les contester, de les récuser, mais encore d'en montrer la fausseté. Réfuter, c'est établir par la démonstration que quelque chose est faux, intenable rationnellement.
L'autre dessein de l'Enseignement, c'est l'émerveillement de l'Esprit humain devant la découverte du raisonnement mathématique et logique inscrit dans la Nature, dans notre Cerveau et donc dans celui qui a tout conçu et construit (Dieu, Aton en ancien égyptien, désigne la figure mathématique du Cercle, de la sphéricité, la perfection). N'oublions pas que les mathématiques sont nées en Afrique (la géométrie comme l'algèbre). L'intelligence qui redécouvre que tout ce qui existe porte la marque du réfléchi, et que pour faciliter les échanges avec les Autres, il est avantageux d'user d'un raisonnement clair, mesuré, informé. Mais aussitôt nous ajoutons à cela l'inséparabilité de la clarté du jugement et de l’exigence de justice. L'exigence de clarté logique des énoncés s'accompagne toujours de celle de la justice de leur contenu.
Cette exigence de produire des vérités qui s'attachent dans le même temps à exprimer l'équité, cela qui est juste, se nomme la Maât, sans doute l'un des concepts les plus importants de la science. Car, si celle-ci recherche l'exactitude, si elle y tend, elle ne doit pas perdre de vue qu'elle enseigne des connaissances ouvertes à l'équilibre de l'efficacité et de la loyauté. C'est pour cela que ceux qui enseignent comme ceux qui reçoivent l'enseignement révolutionnaire de la Renaissance sont invités à devenir vertueux, car connaître, c'est être ami de la vertu. C'est pour cela que le mot seba décline quatre acceptions, quatre significations, qui veut dire enseigner, étoile, sagesse (vertu) et soigner. Celui qui soigne est ami de la vertu, comme celui qui enseigne, et celui qui contemple la divine Lumière. Celui qui a redécouvert la vérité devient équitable, loyal, juste. Avant cela, il est ignorant, aveuglé par des désirs barbares, par la volonté de domination.
Le vulgaire, le barbare, c'est celui qui confond par ignorance science et domination de tout ce qui est, tandis que la seule domination qui vaille est tournée vers soi-même, pour discipliner nos penchants, nos choix, nos désirs, nos pensées, notre Esprit vers la justice. Celui qui est enseigné apprend à être équitable, il s'ouvre à l'intelligence supérieure de l'équité. Il apprend donc à réfuter ce qui est faux, et qui incommode l'Esprit, et à rechercher ce qui est équitable dans toute pensée. Puis il y a le troisième dessein de l'enseignement. C'est de conduire soi-même la direction de sa vie. La libération de l'Afrique ne peut se concevoir sans un travail profond sur ce troisième élément. L'enseignement favorise l'émergence d'une nouvelle Responsabilité historique, laquelle redonne à ceux qui ont été exploités depuis des millénaires l'intelligence créatrice, la capacité à se doter des moyens de reprendre de l'initiative, par la réappropriation d'une science, et d'une technologie au service des Hommes, ayant de grandes ambitions émancipatrices : développement industriel, économique, politique et spirituel.
Essayons donc de conclure cette séance préliminaire des Enseignements pour la Renaissance de l'Afrique : enseigner consiste donc en une opération tridimensionnelle. C’est d’abord se faire l’exigence de rejeter les savoirs faux, ensuite c’est réapprendre à nous réconcilier avec la justice et la vertu dans tous les actes que nous posons, c’est enfin s’engager à reprendre sa vie en main, à reprendre de l’initiative sur sa situation de perdition, pour impulser soi-même son destin, en décidant de le façonner, et de ne jamais plus le laisser façonner, falsifier, et abaisser par les Autres.
En somme revivre, revenir à la vie (Ankh)suppose d'abord mourir à la superficialité avec laquelle nous avons accepté de vivre jusqu'ici, de tuer le vulgaire en nous, par un Enseignement (Seba) révolutionnaire créant une Action réfléchie et efficace, rejetant nos propres erreurs, réfutant les mensonges qu'on nous a appris comme des superstitions ou que nous avons nous-mêmes concédés comme telles. Revenir sur la vraie voie se remembrer (Djed), c'est ne pas céder aux idées dangereuses relatives à la hiérarchie entre les Hommes, à la domination comme mode d'être suprématiste, mais de retourner à la sagesse de l'équité (Sébayita). C'est enfin reprendre l'initiative économique, politique et industrielle pour forcer le retournement de la trajectoire de notre Histoire.
Et celui qui enseigne ici mesure les dangers qu’il y a à donner la science en dehors des cercles éprouvés, des temples antiques, des Adytas, mais il a délibérément choisi de renverser la pyramide, à la manière d’Akhenaton, de redonner à la doxa le pouvoir intellectuel. Il a choisi d’éclairer les vues en pleine Lumière, de rejeter lui-même les erreurs du passé, par quoi nous avons été les vaincus de l’Histoire, consistant à concentrer ce pouvoir entre les seules mains d’un petit groupe. Or, pour vaincre un monde, il suffit dès lors de vaincre ce groupe g comme Cambyse II roi de Perse avait vaincu l’Egypte en déportant ses savants, ses prêtres. Enseigner sur la Toile, en dépassant les frontières géographiques, les frontières humaines, c’est gager une nouvelle forme de liberté et de rationalité, c'est la construire de façon transparente, en créant un paradigme ouvert à la nouvelle science de l’équité, dans laquelle peuvent se reconnaître tous les êtres humains qui aspirent à la mathématique-justice, à la sagesse équitable et la reprise d’une initiative historique, politique et économique offerte au multilatéralisme, à la solidarité par la science, à la fraternité humaine, sur fond de la mutation quantitative et qualitative des êtres humains. Panafricainement.
Professeur Biyogo, Lauréat de la Sorbonne, Directeur de l’Institut Cheikh Anta Diop (ICAD), philosophe, égyptologue, politologue. Chevalier de la Pléiade. Auteur d'une quarantaine de livres.
