
ELEMENTS POUR UNE PHILOSOPHIE DE LA RENAISSANCE. ​
Par Grégoire Biyogo, Philosophe, politologue, fondateur et directeur de l’Institut Cheikh Anta Diop.
1-Le vide et le flou d’une notion communément usitée​
​
Depuis quelque temps déjà , nous parlons de Renaissance, sans toujours indiquer le chemin qui permettrait d’y entrer de manière ferme, pas plus qu’on a défini ce mot lui-même qui, concédons-le, a d...avantage été galvaudé, travaillé par le flou, par l’indistinction qu’il n’a été le produit d’une définition, d’une problématisation, d’une interrogation philosophique - même passablement intelligibles.
2-L’impératif de sa définition
En effet, depuis 1947 que le terme de « Renaissance africaine » a été énoncé par le Maître Cheikh Anta Diop, et que l’on s’en est emparé, au demeurant sans en citer l’inventeur, jamais plus l’on ne s’est soucié de lui donner le contenu qu’il lui fallait pour permettre à tous ceux qui s’en réclamaient d’y voir un peu plus clair, d’autant que ce concept invite fondamentalement à réexaminer de fond en comble les présupposés d’une tradition de pensée devenue timide, moribonde, traversée de contresens, de faussetés, et dépourvue d’éternité, qui est appelée en cela même, à être dépassée, pour renaître de ses cendres…
​
3-Méthodes
C’est à combler ce vide dans lequel nous nous sommes installés que ce texte entreprend de combler, d’excéder à la faveur d’une interrogation à laquelle la déconstruction derridienne se prêtera volontiers ici par une voix qui prélève dans les héritages cela qui peut les différencier, les distancier d’avec toute forme de réification. L’autre médiation sera diopienne, au lieu où l’auteur de Civilisation ou barbarie invite à tuer en nous les héritages moribonds pour laisser naître par-delà cette destruction un tout autre homme, redevenu bâtisseur, inventeur de mondes… Pensant avec ces deux œuvres, j’entrevois de définir, de réévaluer et de donner des ouvertures au sujet de la notion de Renaissance.
4-Critiques
​
Se refusant à la définir, l’on n’en a pas moins parasité le terme de Renaissance par des mots d’ordre, des clichés, des manichéismes, des dogmes, la réduction aux opinions, là où l’on en attendait de la pensée. Puis il a été miné et galvaudé par l’idéologie du revendicationnisme, laquelle interrompt tout effort d’analyse, au profit des la répétition des poncifs, et fait perdurer le dolorisme, le ressassement du trauma, la stagnation de la pensée par le prisme des commémorations, sans attention accordée à la distinction des genres, lui préférant la confusion, comme dans celle qui égalise les notions de mémoire et d’histoire, allègrement identifiées, lors même que la première réfère à l’ordre mythique, sacral, et la seconde s’arrête à la description froide et méthodique des faits en s’attachant à en produire historicité et intelligibilité. Ainsi présentée, la Renaissance apparaît comme une incantation, une idéologie appauvrissante, se refusant à penser, à se remettre en question, à se définir rigoureusement, et donc à s’objectiver… Autant d’évitements, de lieux communs, en ont fait, un lieu de banalisation, de vacuité, d’immobilisme, et d’usure de la pensée, là où l’on en attendait la plus grande vigilance critique et la plus subtile des déconstructions. Impensée, la voilà oublieuse de ses objets, de ses urgences, de ses impératifs catégoriques, ne pouvant plus contrecarrer la situation dégradée et le destin détérioré de l’Afrique et de sa Diaspora dans le monde, tenue en haleine par le système ultralibéral mondial, qui les surexploite, et par la mondialisation politique qui en dénie le principe du choix – a fortiori celui poppérien du rejet délibéré - de leur propres gouvernants. Or, sans ce rapport d’appropriation critique et novatrice des héritages, la Renaissance confine à l’incantation, se vide de sa substance, à commencer par la possibilité de rendre compte du double mouvement qui lui assigne sa définition ambivalente : déconstruire ses héritages stéréotypés et tirer de cette première négation de nouvelles visions, de nouvelles intelligences, de nouvelles résistances, de nouvelles lectures cosmologiques, philosophiques, plastiques et spirituelles. En cela, la Renaissance se donne comme négation de la négation, comme double négation, comme affirmation radicale d’un autre vouloir-vivre, d’une autre relation à l’économie, à la politique, à la géostratégie, aux échanges qui fût ponctuée par la créativité, avec d’autres normes auto-protectrices, auto-inventives, renversant toute forme de domination, de hiérarchisation...
​
5-Essai de définition
​
Sans s’avouer et se répéter comme un Rêve vaseux, la Renaissance suppose de porte ce qui est atteint à sa destruction pour tirer de celle-ci les velléités d’une espérance lumineuse. Et comporte dans son projet même une urgence : rompre avec la sujétion, avec la domination, l’usure de l’Histoire, et inventer un autre rapport au monde, en s’efforçant de produire soi-même des œuvres dignes d’indépendance et de créativité dans tous les champs du savoir, dans les institutions, avec une volonté créatrice et libératrice inextinguible et jamais encore exprimée.
​
5-1-La Renaissance artistique
​
Car plus haute est la servitude, plus encore l’est pour la pensée, le désir de se libérer, qui s’exprime exemplairement dans cela qu’on appelé non sans équivoque essentialiste, L’Art nègre, et qui avait quelque chose à nous dire, dans cette détermination à libérer les formes linéaires, géométriques, en leur opposant la puissance de l’imprévisible, le génie du difforme, le matin du regard, à travers des masques à quatre face, comme dans Le Masque « Ngontanga », où le visage est furtif et tourbillonnaire, démultiplié, jouant sur la différance et le chaos inventif. Côté plastique, la Renaissance nous apprend que tout art digne de ce nom gagne à subvertir ses formes anciennes, épuisées, sans souffle, à les étirer jusqu’à l’infini, à les vitaliser d’énergie et de
Ka comme avec le masque Nguil, réplique extraordinaire de la plastique akhénatonienne de l’Amarna égyptienne. Renaissance artistique qui s’énonçait déjà avec la Musique sublime et spirituelle du jazz, du Négro spiritual, et en un sens, du Reggae. Puis le grand poème insoumis de la New Negro autant que celui sismique la Négritude, avec les noms miraculeux de Damas et sa Muse subversive, le poète de génie Césaire qui invente le rythme asymétrique et eschatologique dans le « Cahier » : « 2 et 2 font 5 », où encore Senghor-poète l’Académicien-grammairien qui illumine la Nuit épistémique de la complexité : « La Nuit est plus véridique que le jour »… A ce premier moment, s’ajoute celui de la Renaissance plastique actuelle avec le néo-cubisme kamite et la musique rap, avec une expression plus écorchée, plus hachée, et peut-être plus subversive, bien que les textes aient encore à rattraper la fulgurance des rythmes et de la vision stochastique de cet univers artistique inédit…
​
5-2-La Renaissance scientifique et politique
​
Puis vint la Renaissance scientifique diopienne où l’indépendance politique provient de celle scientifique, le savant africain opère le recouvrement africain et nègre de la civilisation nubio-égyptienne, inventrice des mathématiques, de la physique, de la philosophie et des arts. Diop redonne aux Kamites des Antiquités savantes, postule de bonne heure la Renaissance intellectuelle et politique continentale et diasporique (avec la conquête de l’indépendance politique et la création d’un Etat fédéral auquel il connvie les intellectuels en appelant à leur unité et à la création des infrastructures fiables, sur fond de recherche scientifique)… Nkrumah y introduit l’idée de renversement du néocolonialisme pour entrer dans l’indépendance politique, avec un territoire commun, une monnaie unique, un Gouvernement fédéral, que Lumumba confirme… Destruction politique du ségrégationnisme que Marcus Garvey, Malcom X et Luther King avaient appelée en leur temps aux USA en élaborant tour à tour les modèles d’une Résistance organisée, ponctuée par le pragmatisme, l’intégrationnisme par le communautarisme radical pour la conquête des droits civiques, et de l’ouverture pacifiste d’inspiration chrétienne. De plus en plus s’énoncent, l’urgence de contrer les ruses du Centre et de la périphérie (Samir Amin), puis la déconstruction des Accords de coopération et la régulation de la mondialisation (Grégoire Biyogo), sur le redéploiement des rapports avec l’écosystème, le rapport économie/Nature…
5-3-La Renaissance économique commence par la critique de la confiscation des échanges et des libertés par les systèmes économistes mondialisés, et invite l’Afrique et la Diaspora à participer à la relève économique continentale, par la création des Entreprises susceptibles de protéger les économies nationales, et par l’implication massive dans le débat politique, la protection des Lois, des institutions… Avec une monnaie unique (Tchundjang Pouémi, Agbohou…), un espace économique interne résistant à la mondialisation inégalitaire, et créant les conditions objectives de l’exploitation et de la réglementation de ses richesses (Tey Leunkeu), rétive aux fuites des capitaux, des Mallettes…
​
Pour ne pas conclure…
​
Contre cette posture qui n’avait déjà plus rien de clair ni de distinct dans son économie générale, et qui de surcroît allait dans tous les sens, la Renaissance devait commencer à être définie, pensée, problématisée, stratifiée, au-delà des jugements accommodants, des opinions péremptoires et des autosatisfactions et des commentaires éclatées,, toujours déjà minées par le registre des mots d’ordre, les revendications dogmatiques, oublieuses du principe d’une définition, et pas assez attentives à l’impératif du renversement de son histoire politique actuelle travaillée par des échecs internes, des coups d’Etat, des conflits frontaliers, avec une Histoire en crise encore décidée de l’extérieur, ordonnancée par des lobbies économico-financiers qui en ont longtemps stagné le mouvement et l’ont atrophiée (Traites négrières transsaharienne et transatlantique, Congrès de 1885, Colonisations, indépendances tronquées, Conférences nationales contrées, Printemps arabes confisqués, Françafrique, mondialisation anticoncurrentielle, Guerres structurelles commanditées par les systèmes capitalistes dominants, déstabilisation des institutions, par la confiscation du droit de choisir soi-même ses élus, le confinement local à des gouvernances périphérisées, non attentives aux peuples, détournant plus souvent les fonds publics, accélérant la fuite des capitaux, indifférents au Développement endogène minimal)…
La Renaissance est ainsi un mouvement philosophique, politique, économique, artistique et spirituel révolutionnaire, explorant de nouvelles contrées, de nouvelles questions, de nouvelles orientations de la recherche, pour libérer l’Afrique et sa Diaspora des schémas de développement obsolètes, contraignants, et des Accords de coopération unilatéraux, inégalitaires, dépassés, pour introduire dans les échanges mondiaux des rapports davantage tournés vers le co-développement, en risquant une mondialisation moins inégale, une économie-monde attentive à l’équilibre général des pôles de la planète et à l’écosystème.
La Renaissance africaine, en cela, cherche l’Homme, tout l'Homme, son visage, sans différence aucune, elle cherche un autre vivre-ensemble, d’autres rapports d’échanges, amputés du principe d’aliénation, de hiérarchisation, d’inégalité, d’injustice structurelle. Elle apparaît en cela, bien plus qu’on n’a voulu le dire jusqu’ici, comme un humanisme philosophique et politique. Loin de tout sectarisme, de tout essentialisme, de tout différentialisme, elle prône l’authenticité humaine atrophiée par la machine hyper-capitaliste mondiale, la créativité ébranlée par le modèle réducteur de l’occidentalisation linéaire de la civilisation. Elle appelle à de nouvelles alternatives, là où les civilisations actuelles dominantes ont échoué et édifié des échanges dominateurs, mécaniques, hypothéquant la société internationale, le droit international, la justice et les Droits de l’Homme et des Peuples. La Renaissance invite les humanistes de toutes les origines à faire tombeau de cette civilisation décadente (Biyogo), barbare (Diop, Césaire), qui maintient la Bête au cœur de cela qu’on nomme la civilisation… civilisation qui paupérise les peuples, supposés garantir légitimité démocratique et justifier la sociabilité… La Renaissance déchire les vieux habits de la civilisation marchande et en invente d’autres qu’elle invite à porter tout autrement. Car, pour que Renaissent le Phénix, faut-il encore que tout ce qui en lui était mortel se dissipât. Re-naître ici, ce n’est pas naître dans les mêmes postures, avec les mêmes noms, les mêmes reflexes, les mêmes rêves. Mais c’est souscrire à la pensée de l’Envers, pour déjouer le stable, le linéaire, le Monstre du Même sans variation, le penser de l’Envers, le philosopher de l’Envers enseigne à vivre plus, à vivre dans l’Illimité du vivre-ensemble, en dépassant les monismes, les autoritarismes, les limites de la décadence de la civilisation nucléarisée et autodestructrice du monde.
Ce mot a un nom, ce vocable a une langue, ce concept de Renaissance tire sa résonance dans le sol nubio-égyptien qui l’a fécondé : Ouhem Mesout. Du verbe Ouhem (Whm) : refaire, déconstruire, excéder, réinventer. Et du substantif Mesout (Msw. t) : la Répétition de ce qui est grand et éternel en nous, le Renouveau philosophique et spirituel, l’éclosion lumineuse de l’intelligence...
