
CONTRER LA PREDICTION SUR UNE SECONDE DEVALUATION EVENTUELLE DU FRANC CFA…Une question cruciale pour l’avenir économique et monétaire des PAZF et de l’Afrique.
Par Grégoire Biyogo, politologue, égyptologue et philosophe. Fondateur et directeur de l’Institut Cheikh Anta Diop (ICAD). Professeur au Laboratoire de Logiques contemporaines de Paris VIII.
Depuis la mi-novembre 2011, des rumeurs persistantes circulent au sujet d’une éventuelle dévaluation du FCFA qui surviendrait dès le 1er janvier 2012. Cette seconde dévaluation du Franc CFA inquiète à juste titre les pays africains de la Zone franc, dans un contexte international caractérisé par le marasme économique et financier. Cette information proviendrait de trois journalistes du quotidien ivoirien "Notre Voie", lesquels se seraient eux-mêmes appuyés sur une source diplomatique européenne. Ainsi donc, ces rumeurs sont-elles à prendre à la légère ? Ou au contraire ne doit-on pas les prendre au sérieux ? Quelle solution préconiser pour affronter pareille mesure ? Politologue, spécialiste de pétrole et de mondialisation économique[1], il m’a semblé urgent de prendre position dans ce débat de grande actualité.
I. PREAMBULE
1-Le contexte actuel de marasme économique de la Grèce, de crise l’Italie et de l’Euro, et d’aggravation sévère de la Dette dans les pays européens, ainsi que la stagnation si ce n’est l’extension vertigineuse du taux du chômage dans ces vieux pays, et les effets collatéraux de cette crise sur les pays africains, économiquement et financièrement dépendants de la France, laquelle est la patrie séculaire de la zone franc, rend l’éventualité de la seconde dévaluation du franc CFA plus que préoccupante dans les pays de la zone franc (PAZF)[2], et inquiètent particulièrement les intellectuels, économistes et politologues du continent aîné de l’humanité. De surcroît, à la veille des élections présidentielles françaises de 2012.
2-Pouvait-on continuer d’opposer à cette situation cette éternelle et consternante indifférence face aux actes aussi graves et demeurés sans conséquence judiciaire contre l’Afrique tels ceux décrits récemment par le sociologue politique français Pierre Péan, au sujet de La République des mallettes, qui affirme tranquillement que des sommes faramineuses (chiffrées en milliards de milliards de francs CFA) auraient été extorquées à une Afrique déjà exsangue économiquement pour financer impunément les campagnes électorales françaises ? Ce qui est donc choquant est que le continent le plus endetté (montant estimé à 215 milliards de dollars) continue de transférer des sommes faramineuses à ses créanciers (fuite des capitaux exorbitants, estimés à 285 millions de dollars entre 1970 et 1976), en usant d’un système d’usure visant à grossir démesurément le taux de la Dette.
3-Or, l’on sait qu’une seconde dévaluation serait catastrophique pour le continent mais permettrait aux pays de la zone euro, notamment à la France de mieux résister à la crise sévère qui bat son économie et favoriserait largement le financement de ses déficits accrus. D’autant que l’Allemagne se refuse désormais à supporter unilatéralement le paiement des déficits de la zone franc et somme la France d’y contribuer également. Ainsi donc, par-delà la théorie paresseuse de la rumeur, la compréhension du contexte économique et financier européen actuel comporte des éléments objectifs qui peuvent expliquer l’éventualité d’une seconde dévaluation du Franc CFA. Et donc forcer les spécialistes et autres commentateurs à tenter des approches prédictives pour contrer ladite éventualité, si cela était encore possible. Car on le sait, une telle décision est d’abord politique, qui incombe en particulier à la France. Commençons par trois précisons nécessaires :
1) A l’inverse de son apparente neutralité, la monnaie détermine le destin des Nations, et confère un pouvoir financier, économique et politique à ceux qui en ont le contrôle. Le système monétaire international fonctionne sur le mode du rapatriement des ressources financières de la « périphérie » vers les pays du Nord, en privant les pays du Sud de la planète, ici ceux d’Afrique, du rêve légitime de l’amélioration de leurs conditions de vie et en réfrénant leurs aspirations à la démocratie.
2) Précisons ensuite qu’en plus des Accords de coopération de 1960, il existe une Convention (coopération) monétaire datée de 1972 entre la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (BEAC) et la France d’une part et une autre signée en décembre 1973, entre les Etats membres de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMUA) et la France de l’autre. L’acte particulièrement contraignant ici est que, dès 1960, les Etats africains ( ex AOF et AEF) la France leur a fait placer 65% de leurs réserves de change au Trésor public , dans un compte commun dont la gestion ne procède d’aucune transparence et dont les données stratégiques entre les mains de la partie française. Ces comptes d’opération génèrent des intérêts et s’exonèrent tout découvert puisqu’ils bénéficient du principe d’un découvert illimité.
3) Enfin, la dévaluation de 1994, alors conduite par le Premier-Ministre Edouard Balladur était donnée pour inéluctable parce qu’elle semblait reposer sur des motifs économiques valables du fait des errements de nos économies d’alors : dettes extérieures exorbitantes, déficits bancaires (sur les 107 banques des Etats de la zone franc, 42 avaient fait faillite en 1990), cessation de paiement des fonctionnaires, chute des matières premières, balance de paiement déficitaire… l’avenir économique du continent était grandement hypothéqué… Or, cette dévaluation de janvier 1994 qui était supposée assainir les économies africaines a vu la mise en place des PAS particulièrement inadaptés au contexte économique endogène, qui en ont définitivement démenti les promesses, à l’exception de quelque rares pays. Par ailleurs, le contexte de leur avènement se singularise par des paradoxes, voire par une contradiction flagrante : d’une part le Discours de la Baule prononcé par le Sphinx, François Mitterrand, qui laissait augurer une aide aux pays qui prendraient le parti de s’ouvrir à la démocratie, mais on le sait, ces engagements n’ont pas été tenues. D’autre part, la Dévaluation survient précisément au moment où l’Afrique était censée redécouvrir les vertus des institutions démocratiques. De la sorte, ce qu’on lui a donné de voir, ce n’était point la relance économique, mais une démocratie dépourvue de stabilité économique, syndrome du gorbatchévisme, avec des institutions à l’avance condamnées à la paupérisation, à l’instabilité, au démantèlement de l’unité interne.
II. LE SPECTRE D’UNE SECONDE DEVALUATION…
1-Le franc CFA, rappelons-le comporte un taux de change à la fixe et le plus élevé du monde, tandis que la règle est d’avoir un taux de change fluctuant. Cette fixité du taux de change permet aux entreprises françaises implantées en Afrique (Total, Bouygues, BNP Paribas, Bolloré, Société générale…) de ne connaître aucune dépréciation sur leurs gains, mais au contraire d’en maintenir toute la stabilité). Par ailleurs, sa convertibilité est pour le moins un contresens, qui pèse lourdement sur nos économies. Comment continuer de maintenir en l’état ce principe de la libre-convertibilité plus que coûteux ?
2-Le CFA courrait donc à nouveau le risque d’être dévalué, et donc de modifier la parité de l’euro en Afrique francophone, qui vraisemblablement devrait passer de 655, 59 F CFA à 1000 F CFA. Politique et économique, davantage que monétaire, le problème examiné est considéré par la France comme un problème budgétaire et non monétaire, lequel reste l’apanage du Trésor public français qui le gère en toute exclusivité.
3-De manière claire, si l’éventualité de la seconde dévaluation devait être actée au 1er janvier 2012, l’augmentation de la parité entre l’euro et le franc CFA (qui dépasse les 40%) créerait la chute des prix de nos produits de rente (café, cacao, coton, banane) et de nos matières premières (manganèse, uranium, pétrole…) exportées prioritairement par les entreprises françaises qui, faut-il le rappeler, occupent encore à ce jour le tout premier rang des échanges commerciaux en Afrique. Une logique fallacieuse veut que cette chute des prix rendre ces produits plus compétitifs sur l’échiquier international, mais il n’en est rien en réalité, puisqu’ils seraient considérablement affaiblis…
4-A considérer même cette hypothèse, les recettes qui en seraient issues permettront
d’augmenter leurs avoirs extérieurs dont 65% doivent être déposés comme on le sait au Trésor français (fonctionnement du compte d’opération : les 65 % tendent actuellement vers les 40%) selon les accords de coopération en vigueur, signés en 1960 par le Général De Gaulle qui, dans le même temps qu’il concédait l’indépendance politique aux pays africains, noyautait leur avenir à travers ces Accords de coopération particulièrement contraignants sur les plans économiques, militaires et politiques.
5-Ainsi donc, cette opération serait amplement bénéfique pour la France, qui fournirait des recettes supplémentaires au Trésor français et lui donnerait les moyens de rembourser au moins pour partie sa dette écrasante.
6- L’hypothèse de la seconde dévaluation, même lorsqu’elle serait différée, devrait susciter une grande réflexion au sein de deux zones monétaires CEMAC et UEMOA, pour anticiper sur des situations non prédictibles…
7-En somme, l’enjeu de la réflexion actuelle consiste à savoir s’il faut continuer d’arrimer le Franc CFA à l’Euro ? S’il ne faut pas s’autoriser d’autres monnaies ? Ou plus profondément parier pour la déconnexion ? A cette question centrale, trois Ecoles existent en Afrique. D’abord, l’Ecole des politologues, économistes et monétaristes qui optent pour la révision systématique des Accords, la mise à plat des Conventions aux fins de donner un nouvel avenir, une tout autre visibilité au Franc CFA (Hypothèse I). Puis l’Ecole du multi-arrimage du CFA, qui correspond en politique au multilatéralisme. Elle recommande de s’ouvrir à plusieurs monnaies (yen, dollar…), avec une coopération égale. Avec entre autres des économistes comme Sanou Mbaye. Enfin, la troisième Ecole, celle de la déconnexion d’avec l’Euro et de la création d’une monnaie africaine, courant de pensée qui remonte à Kwame Nkrumah, passe par Cheikh Anta Diop, théoricien de l’économie générale de l’autoréférentiabilité de l’Afrique, Samir Amin, théoricien du centre, de la périphérie et de la déconnexion monétaire Nord-Sud. Puis Joseph Tchundjang Poémi, théoricien transgressif de la monnaie unique africaine, Nicolas Agbohou et théoricien de la Monnaie unique africaine (MUA). Puis Grégoire Biyogo, théoricien de la déconstruction des accords de coopération franco-africains et d’une monnaie unique africaine (MUA) fondée sur le principe des économies monétaires de l’équité. Et enfin, Mamadou Koulibaly, théoricien de la rupture.
En attendant, il convient de choisir librement contre une monnaie qui se signale sous le signe de la contrainte et la répression économiques. La relégation du Franc CFA à une éternelle sous-monnaie et des PAZF à des territoires monétaires instables et fragiles s’entendait dans le contexte de l’Empire français qui tenait à maintenir sa position de contrôle et de répression des Colonies. Après l’indépendance – même formelle - de 1960, après les Conférences Nationales de 1989-1990, après la naissance de l’Etat de droit et des premières institutions de l’Etat fédéral africain, le franc CFA est devenu une monnaie obsolète, politiquement inappropriée à la situation de souveraineté politique, économique et industrielle du continent. Il importe donc d’en déconstruire les normes et de se déprendre de sa tyrannie, pour autant qu’un miracle économique soit impossible dans l’état actuel des choses dans les PAZF[3].
III-BIBLIOGRAPHIE
Agbohou (Nicolas), politologue et économiste diopien, d’origine franco-ivoirienne.
-Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique, Préface du professeur Grégoire Biyogo, postface de Jean Ziegler, Paris, Solidarité Mondiale, 1999, 308p.
Amin (Samir), économiste de renom égyptien, professeur d’Université.
-Le Développement inégal, Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique, Paris, Minuit, 1973, 385p.
-La Déconnexion. Pour sortir du système mondial, Paris, La Découverte, 1986.
Biyogo (Grégoire), Politologue, philosophe et égyptologue diopien de renom, né au Gabon, fondateur et directeur de l’Institut Cheikh Anta Diop (ICAD), professeur au Laboratoire de Logiques de Paris VIII en France.
-Déconstruire les Accords de coopération franco-africains, Par delà l’interventionnisme économique, politique et militaire. Paris, L’Harmattan, 2011, 135p.
Diop (Cheikh Anta), Eminent égyptologue, historien ancien et physicien sénégalais,
fondateur de l’épistémologie des sciences humaines africaines modernes, professeur à l’Université de Dakar.
-Les fondements culturels de l’Etat fédéral d’Afrique Noire, Paris, Présence Africaine, 1960, 114p, Rééd.(texte revu et corrigé), 1974, 126p.
Koulibaly (Mamadou), économiste ivoirien, Président de l’Assemblée Nationale, professeur agrégé d’économie.
-Euroafrique ou librafrique ? L’ONU et les non-dits du pacte colonial. Paris, L’Harmattan, 2009, 102p.
Mbaye (Sanou), Economiste sénégalais, ancien fonctionnaire international.
-L’Afrique au secours de l’Afrique, Editions de l’Atelier, 2009, 160p.
Nkrumah (Kwame), philosophe révolutionnaire ghanéen, père de l’indépendance ghanéenne et de l’Unité africaine, dépositaire de la vision des Etats-Unis d’Afrique.
-Le Consciencisme. Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le développement avec une référence particulière à la Révolution
africaine, Paris, Payot, 1964 pour la trad. française.
Tchundjang Pouémi (Joseph), Eminent monétariste camerounais, professeur agrégé d’économie. Mort mystérieusement à la suite d’un assassinat resté inexpliqué.
-Monnaie, servitude et liberté. La répression monétaire de l’Afrique. Préface Mohammed T. Diawara, Yaoundé, Les édit. J. A. 1981, 285p.
NOTES.
[1] L’auteur de ce texte est l’auteur de Déconstruire les Accords de coopération franco-africains. Vol. I, Par-delà de l’interventionnisme économique, politique et militaire, Paris, L’Harmattan, 2008. Et d’une préface signée sur l’ouvrage de Nicolas Agbohou, Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique, Paris, Solidarité Mondiales, 1999, postface de Jean Ziegler.
[2] Il s’agit de 15 pays, dont les 7 de L'UEMOA (Union Economique et Monétaire Ouest Africaine), qui a son siège à Ouagadougou, et fut créée en 1994. Elle regroupe sept pays francophones d'Afrique de l'Ouest : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Togo) et la Guinée Bissau (lusophone) qui ont le franc CFA en commun. Puis les 7 pays de la BEAC (Banque des Etats d’Afrique Centrale), avec en l’occurrence le Cameroun, le Congo Brazzaville, le Gabon, la Guinée Equatoriale, la RCA, et le Tchad. Et enfin LES Comores. L'Union est un espace de 90 millions d'habitants.
[3] En dépit de l’excédent bancaire observé récemment.
